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Dans les heures qui
avaient suivi la jonction des sticks Marienne et Déplanté, un optimisme compréhensible,
mais superflu avait plané sur le groupe.
Eugène Maurizur avait
conduit les parachutistes à la ferme de Pelhue. Son enthousiasme, son talent de
conteur, l’ambiance chaude et paisible de la ferme avaient contribué à gonfler
le moral des officiers S.A.S… À leur départ d’Angleterre on leur avait précisé
qu’ils n’avaient en rien à compter sur la Résistance. Or, Maurizur était en
train de leur faire une démonstration éclatante qui mettait en évidence le
mal-fondé de ces affirmations.
« Plus de deux
mille hommes armés et organisés obéissent aux instructions de leur chef, le
colonel Morice, affirmait le jeune résistant. Nous pouvons en assembler et en
armer le triple. Depuis l’annonce du débarquement, ils convergent tous vers un
point précis : le colonel Morice a établi son P.C. dans une ferme, la
Nouette, à proximité du bourg de Saint-Marcel. Ce sera le plus grand
rassemblement des Forces françaises de l’Intérieur depuis leur création. Si
vous nous encadrez, c’est une armée que vous pouvez lever. »
Marienne n’en croit pas
ses oreilles : la sincérité, la confiance de Maurizur sont communicatives.
Déplanté est plus réservé, il entrevoit le danger d’un grand rassemblement, mais
craint de jouer les défaitistes. Pourtant il remarque :
« C’est contraire à
nos instructions. Nous devons saboter par petits groupes, bloquer les voies de
communications, éviter au maximum de nous faire repérer. »
Marienne éclate :
« L’état-major
vient de faire la preuve de sa carence en matière de renseignements. Les ordres
que nous avons reçus nous ont été transmis en fonction de données qui se
révèlent erronées. Il faut prévenir Londres, les amener à réviser leur plan.
— Que savons-nous
de l’efficacité de ces combattants ? Je ne mets en doute ni leur
patriotisme ni leur courage, mais tu sais aussi bien que moi que ça ne suffit
pas.
— Nous sommes là
pour les seconder, les encadrer, les armer.
— Et leur inculquer
en quelques heures ce que nous avons mis des années à apprendre ? »
Mais rien ne peut
altérer la fougue de Marienne. Eugène Maurizur, lieutenant F.F.I., semble lui
avoir miraculeusement transmis sa brûlante ardeur.
« De toute façon, conclut
Marienne, nous devons suivre Maurizur et entrer en rapport avec son chef, le
colonel Morice. En conséquence, nous gagnons le village de Saint-Marcel. »
Maurizur dispose d’une
vieille traction avant ; il connaît les chemins secondaires, les habitudes
des Allemands. À l’aube du 8 juin, les parachutistes s’entassent dans le
véhicule ; ils ont une vingtaine de kilomètres à parcourir et ne
rencontrent personne.
Le minuscule bourg de
Saint-Marcel se situe dans l’angle est d’un triangle isocèle formé par les
villages de Malestroit au nord-est, Serent au nord-ouest et Elven au sud-ouest.
À trois kilomètres à l’ouest de Saint-Marcel, la ferme de la Nouette apparaît
immédiatement aux parachutistes comme un refuge judicieusement choisi. La
superficie de 500 hectares sur laquelle la Résistance se propose d’établir son
camp de base compte tous les éléments nécessaires à la sécurité : possibilité
de camouflage et de nombreux points de combats abrités ; une surface
idéale en vue des parachutages ; un bois touffu, un terrain tourmenté
coupé de nombreux fossés ; des postes d’observation desquels on peut
déceler les mouvements à des kilomètres.
Le choix de Saint-Marcel,
de la ferme de la Nouette, renforce Marienne dans sa conviction : la
Résistance est organisée par des militaires avisés.
Maurice Chenailler, dit
colonel Morice, chef de la Résistance dans le Morbihan, a précédé les
parachutistes de une heure à la ferme de la Nouette. Âgé d’une cinquantaine d’années,
grand, droit, maigre, sec, le colonel Morice donne une très belle image de l’armée
clandestine.
C’est un officier
pondéré, réfléchi et lucide, qui reçoit Marienne, Déplanté et leurs hommes. Marienne
apprend que deux postes émetteurs sont installés, un Eurêka et un S. Phone ;
l’équipe radio de la Résistance est en contact avec Londres.
Marienne et Déplanté
saluent les fermiers Pondard et leurs cinq filles. Puis, pendant que Déplanté
part chercher à l’extérieur un refuge où il pourra installer ses antennes, Marienne
s’enferme en conférence avec le colonel Morice. À l’horizon, des groupes armés
commencent à apparaître ; ils arrivent à l’aide de moyens de locomotion
les plus divers, charrettes, vélos, vieilles guimbardes.
Dans une chambre
accueillante, celle des Pondard, la première réaction du lieutenant Marienne
est de s’étonner du manque de précaution qui entoure le mouvement des
résistants.
« Ça ne fait que
commencer, explique Morice. J’ai lancé un ordre de mobilisation générale aux
bataillons de Ploërmel, de Josselin, de Vannes, d’Auray et de Guehenno. L’affluence
à Saint-Marcel ne va faire que croître dans les jours à venir. Je pense que
nous serons plus de trois mille dans quelques jours. Tout est prévu pour
recevoir, alimenter et instruire cet effectif. Je ne vous cache pas que l’issue
de l’opération dépend en grande partie de votre aide et de votre soutien :
il faut convaincre Londres d’envoyer des renforts, des armes, des munitions.
— La création d’un
camp retranché n’a jamais été envisagée par l’état-major, fait remarquer
Marienne.
— Je sais, tranche
le colonel Morice, mais c’est votre rôle de le faire revenir sur sa décision, de
lui ouvrir les yeux sur la réalité. J’ajoute que vos missions de sabotage
pourront partir chaque jour du camp de Saint-Marcel. Nos hommes qui connaissent
la région vous accompagneront. Les missions accomplies, les groupes pourront
rejoindre le camp où ils se trouveront à l’abri.
— Il est impossible
que ce camp ne soit pas décelé par les Allemands. Qu’adviendrait-il s’ils l’attaquaient ?
— Tout repose sur
la logique, lieutenant. Les Allemands n’attaqueront pas, ils ne peuvent pas se
le permettre. Un coup d’œil vous a suffi pour évaluer la position stratégique
de notre base : il faudrait un corps d’armée pour nous en déloger. Les
Alliés progressent en Normandie, les Allemands ne livreront pas un combat au
cours duquel ils risqueraient de subir des pertes énormes, et ce, pour enlever
une position qui ne les intéresse en rien. »
L’argument convainc
Marienne. Il est évident que si on rejette l’éventualité d’un assaut en force (et
effectivement, quelles forces seraient nécessaires !) la création de la
base géante est souhaitable et va constituer un pas immense vers la libération
de la Bretagne. Marienne cède et, dès lors, il décide de jouer le jeu à l’extrême.
À midi il lance le message suivant, inspiré par Morice « Pierre i, indicatif
101
— Confirme message
adressé par Commandant F.F.I.
— Confirme 10
compagnies faiblement armées sur 25
— Envoyer urgence
tous officiers disponibles, troupes et matériels, en particulier Bren Gun
— Votre présence
ici indispensable. Urgence
— Suis enthousiasmé
par organisation et ses immenses possibilités
— Le Q.G. Résistance
affirme pouvoir aider d’ici Samwest
— Charlotte et
Dudule seront fortement installés et défendus
— Prévenez toutes
les missions que ces rendez-vous se portent bien
— Confirme D. Z. 418233
O. K. 9. Convient également pour planeurs. Vous attendons nuit de D + 3 à D + 4.
Serez guidé par Eurêka.
— Terrain balisé et
défendu
— Lettre de
reconnaissance convenue – 50 camions 3 tonnes 50 voitures tourisme disponibles.
Avons grosses réserves vivres et cheptel sauf farine
— Envoyez d’urgence
essence, matériel sanitaire et uniformes avec, si possible, identité
— Attendons
confirmation de votre arrivée
— Resterons un
moment silencieux
— Signé : Pierre
i. »
Au camp secret de
Fairford, le message de Marienne plonge les chefs dans la consternation. Au
sein des états-majors, on n’aime pas repenser les prévisions, changer les
données des problèmes.
Le commandant Bourgoin
et le capitaine Puech-Samson cherchent à comprendre l’enthousiasme délirant de
Marienne. Le général Mac-Leod les a rejoints ; il vient de transmettre le
message en haut lieu et commente la réponse :
« Les huiles se
lavent les mains de la Bretagne. Jusqu’à nouvel ordre, ils ont les yeux braqués
sur la Normandie. Pour le reste, ils se basent sur un postulat. Les S.A.S. fixent
les 150 000 Allemands qui sont cantonnés en Bretagne ; tant que ces
troupes ne font pas mouvement vers le nord, elles ne les intéressent en rien. La
réponse que j’ai obtenue peut se résumer en une phrase : « Nous n’avons
pas la prétention de vous apprendre votre métier. Vous avez une mission, accomplissez-la
et foutez-nous la paix ! »
— Évidemment, grogne
le Manchot, carte blanche, c’est plus pratique. »
Le destin du régiment se
trouve entre les mains de Marienne. S’il s’est trompé dans ses estimations, adieu
belle jeunesse ! Les Allemands sont 150 000 en Bretagne et parmi eux
des S.S., des parachutistes de la division Kreta – une belle bande de
tendres.
« Marienne est l’un
de nos meilleurs officiers, fait remarquer Puech-Samson. Ce n’est ni un rêveur
ni un poète.
— Je sais, je sais,
mais je me méfie de l’exaltation qui peut découler de la fantastique situation
dans laquelle il se trouve.
— Alors ?
— Alors, on y va de
toute façon. Nous serons mieux sur place pour juger. Lancez les parachutistes
sur Saint-Marcel. Commencez cette nuit, étalez les rotations. Que l’ensemble
des hommes soit sur place dans une semaine. Vous et moi sauterons la nuit
prochaine. »
Le caporal Robert Crœnne,
dit Bébert Fend-la-Bise, vient d’apprendre qu’il est de ceux qui partent ce
soir dans la nuit du 9 au 10 juin. Il a peu de renseignements sur la situation
en France des camarades qui, depuis le 4 juin, l’ont précédé, et il se demande
s’il retrouvera facilement son copain Pams.
La tente qui sert de
foyer est assaillie par les parachutistes en instance d’embarquement ; des
bonbons, des friandises leur sont distribués gratuitement « pour les
enfants de France ».
Amer, Crœnne a assisté
au départ de ses compagnons. Chaque nuit, avec tant d’autres, il se rendait au
pied des avions pour suivre l’embarquement de ceux qu’ils considéraient comme
des privilégiés.
Ce soir c’est leur tour,
son tour.
Ils sont seize à bord, et
Crœnne pense que l’on va fermer la porte de l’avion. Le Stirling semble
complet, lorsqu’une agitation se produit à l’avant de l’appareil : une
voiture bloque ses freins sous l’échelle d’embarquement. Suivi du capitaine
Puech-Samson, le Manchot en descend. Un homme l’aide à fixer son parachute
spécial.
Peu de temps après, dans
la cabine du Stirling, le Manchot se tient debout derrière le siège du
pilote. Son bras valide s’est tout naturellement posé sur l’épaule de l’officier
anglais.
« Nous approchons, mon
commandant, hurle l’aviateur. Vous devriez vous préparer.
— Combien de temps ?
— Cinq minutes, six
ou sept tout au plus… Tenez, on aperçoit la balise, droit devant. Je continue
ou je vous lâche au retour ? »
Le balisage ! Bourgoin
n’en croit pas ses yeux, et pourtant, une multitude de points lumineux
éclairent la nuit et dessinent parfaitement le périmètre de la drop-zone.
Ils sautent en grappe, Bourgoin
en tête. Son parachute spécial se déploie ; il est tricolore – une
attention des Anglais.
Le Manchot se fait mal à
la cheville en prenant contact avec le sol, mais réalise vite que ce n’est même
pas une foulure. Son parachute l’a fait reconnaître et, des quatre coins du
champ, des hommes courent vers lui, délirants de joie. Des cris de bienvenue, des
hourra ! rugissent dans la nuit. Un essaim vociférant de gaillards exaltés
qui brandissent leurs armes converge vers le commandant qui s’est débarrassé de
son parachute et fait face à l’accueil, abasourdi. Enfin, Bourgoin aperçoit
Marienne qui court à la tête d’un groupe, s’arrête à trois mètres et salue respectueusement.
« Marienne, nom de
Dieu ! Qu’est-ce que c’est que cette kermesse ? »
Marienne s’y attendait, il
s’approche.
« Je sais, mon
commandant, mais ne les décevez pas. Votre présence représente tant de choses
pour eux. Les gars ont parlé de vous, vous devez comprendre.
— Je suis très
sensible à votre service de relations publiques, mais je déplore qu’il vous
fasse oublier les règles élémentaires de sécurité. Cette foire d’empoigne est
certainement perceptible à des kilomètres.
— Les Allemands n’ignorent
pas notre présence, je vous expliquerai. »
Le Manchot radoucit son
ton.
« Je pense en effet
que vous allez avoir beaucoup de choses à m’expliquer. »
En prononçant les mots
de kermesse et de foire d’empoigne, le commandant Bourgoin n’était pas loin de
la vérité. L’inspection qu’il effectue le lendemain matin devait le lui confirmer.
Les partisans F.F.I. sont
maintenant entre quinze cents et deux mille. La plupart sont bien armés ; les
parachutages des nuits précédentes ont permis de leur distribuer fusils mitrailleurs,
mitraillettes, pistolets, grenades et munitions.
Les hommes – dans l’ensemble
de jeunes garçons – cherchent à donner une allure militaire à leurs vêtements
civils. Le résultat est souvent risible. Leur comportement sur le passage de
Bourgoin est émouvant et grotesque ; fantaisistes sont les saluts et maladroits
les garde-à-vous, auxquels s’efforce de répondre le commandant.
Après une enquête de
plusieurs années, Roger Leroux, correspondant du Comité d’histoire de la
deuxième guerre mondiale dans le Morbihan, a établi un exposé d’une extrême
précision sur la bataille de Saint-Marcel. En voici un extrait :
« Le commandement
départemental des F.F.I. dispose d’une compagnie de transport, dirigée par le
capitaine Mounier, de Ploërmel, président du syndicat des transporteurs et
membre de l’état-major. Le docteur Maheo organise le service sanitaire pouf
recevoir et soigner des blessés. Deux infirmeries sont installées, l’une dans
un garage, l’autre dans le grenier de la Nouette, au-dessus de la cuisine de la
famille Pondard. Les bureaux de l’état-major se sont installés un peu partout ;
quelques-uns sont dans les greniers. De nombreuses secrétaires et dactylos
travaillent toute la journée, d’autres jeunes filles travaillent à la
confection de milliers de brassards, de drapeaux et de fanions. Enfin, deux aumôniers
sont à la Nouette depuis le 6 juin.
« À la suite des
télégrammes de Marienne, le commandant Bourgoin décide de se faire parachuter à
Dingson, ainsi que le reste de son bataillon qui sera largué par groupes de dix
hommes. Il arrive dans son bataillon la nuit du 9 au 10, en même temps qu’une
cinquantaine d’hommes et avec une cinquantaine de containers pleins d’armes ;
il est surpris par l’atmosphère de kermesse (l’expression est du colonel
Bourgoin) qui règne à la Nouette ; il y a des lumières de tous les côtés. Des
patriotes vont et viennent fébrilement dans les tenues les plus étonnantes. Tous
les civils du voisinage ont assisté au parachutage. Il y a du monde partout, dans
les appartements, les hangars, les écuries, dans les champs, dans les bois. Une
exaltation extraordinaire s’est emparée des F.F.I. à la vue de ces hommes qui
tombent du ciel pour les armer et les encadrer, qui ne parlent que de se battre
pour contribuer à la libération du sol national dont la guerre les a éloignés
depuis plusieurs années.
« Les parachutistes
jouissent d’un énorme prestige, parce qu’ils viennent d’Angleterre, parce qu’ils
se sont déjà battus contre les Allemands en Libye, mais aussi parce que leur présence
donne la certitude que des armes vont arriver en masse. Au cours des nuits
suivantes d’autres parachutistes suivront ; il finira par y en avoir plus
de 150.
« À la demande du
commandant Bourgoin, Morice invite les bataillons F.F.I. à rallier la Nouette (on
commence à dire le camp de Saint-Marcel) par petits détachements pour les faire
armer. Chaque nuit (sauf celles du 11 et du 15 juin où le temps ne le permit
pas) des avions Stirling lâchent des containers, à raison de 28 par
appareil. Le 13 juin, 25 avions lâchent environ 700 containers et colis, ainsi
que le lieutenant-colonel Wilk (alias Fonction). C’est le plus important
parachutage de France occupée (selon le témoignage de l’ancien chef
départemental du B. O. A.). Du 9 au 17 juin,
68 avions parachutèrent
des hommes et des containers sur le terrain Baleine.
« L’armement reçu
était anglais et comportait des pistolets, des mitraillettes, des carabines, des
fusils, des fusils mitrailleurs, des engins antichars, des mines, des grenades,
« Le 17 juin, arrive
le stick du lieutenant de La Grandière, avec quatre jeeps. Ces jeeps avaient
été aménagées spécialement ; elles n’avaient ni pare-brise ni capote. Le
siège arrière était supprimé pour donner de la place au mitrailleur servant une
Vickers montée sur pivot mobile. »
L’effectif des partisans
ainsi armés dans le camp retranché de Saint-Marcel est impressionnant : il
dépasse trois mille hommes.